Isatmot

Moi, Mémère, la Cougar de Nevers

J’étais une vieille esseulée, dans ma grange. Nue, sans amour, sans espoir. Une allemande d’âge trop mûr, si belle autrefois, laissée dans un coin, attendant, l’essence au cornet, la fin. Je ne savais alors pas que dans une chambre d’étudiants, sentant la chaussette et le New Look tout collé, deux gamins à peine déniaisés voudraient encore de moi.

                C’était en 2006. Ma dernière nuit, avant ma première. J’avais parlé pour la toute première fois la semaine d’avant, après des mois d’efforts. Nous étions jeudi soir, la porte du box s’était fermée sur deux rêveurs de vingt ans, Pit et Momo, ainsi que moi, qui en affichait 37. Autour, le spectacle n’était que désolation : Un pack de bière, du pain, un saucisson, du chocolat, deux duvets et des pièces, dont ma toute nouvelle robe, arrivant fraichement de peinture d’un lycée professionnel tout proche. Je n’avais jamais été assemblée, je ne m’étais jamais vu dans un miroir. Et le lendemain, à 9 heures précises, commençait les séances d’essais du Bol d’Or Classic. Je me sentais Cendrillon… J’avais cru rencontrer des princes, mais là, je ne voyais pas comment aller à la parade du lendemain. Lascive, j’ai écouté les gamins, s’affairant sur mes formes dépassées, raconter le tout début de cette histoire.

                Au départ, il y avait Gégène, le voisin de chambre étudiante de Momo. Juste les noms, t’as idée de la maturité des types. Un soir pas comme les autres, Gégène a tapé à la porte juste à coté, avec une envie furieuse de monter un projet pour les étudiants motards de leur école d’ingénieur, l’ISAT de Nevers. Quelques minutes plus tard naissait du houblon et de la nuit « Isatmot », un team fait par et pour les élèves, avec pour projet de participer au Bol Classic, couru sur le circuit de Magny-Cours juste à coté. Qu’ils sont fougueux, ceux qui ne sont riches que d’idées… Pas de moto, pas de sous, juste de l’envie. Et puis Gégène a du quitter l’école, faute de résultats, prenant soin de présenter Prépus à Momo, un dingue de bécane. Hasard, coup de chance, la paire se pointe chez AVM 58, un moto club renaissant, qui décide de leur faire confiance avec un don de 1000€, pile de quoi venir me chercher. Je squattais alors dans le Cher chez JC, grand cœur et bonne âme, depuis que mon Parisien m’avait mis à la porte du garage. Tout le reste, ils se sont démerdés pour l’avoir. Un train de pneu ramené autour du ventre à dos d’ER5, une araignée faite dans les pieds d’une chaise piquée dans une salle de classe, quelques pièces achetées au concess de la ville voisine avec un morceau de subvention tombé du camion… J’étais un assemblage de débrouille, de bidouille. Un R80 série 7 de 1979, avec un carénage de Ducat’ 900SS, des phares de mob,  une selle de 90 S, 55 chevaux, et plein d’amour.

                Cette première nuit dans le box a duré longtemps, et quand Alban et Rodolphe sont venus me mettre sur la ligne de départ, je n’en menais pas large… Je me suis dit, « C’est pas ta place, t’es trop vieille, trop fripée, Mémère… ». J’avais beau savoir que les Godier Genoud et les Guzzi Moto Bel avaient le même âge que moi, elles avaient ce truc en plus… Je ne sais pas, du maquillage, des liftings, des partie-cycles plus fraiches, ou 80 chevaux de mieux… Et pourtant… Personne ne m’avait jamais regardée comme ces gamins. J’étais leur Reine. Et ils étaient nombreux, dans l’aube de ce vendredi, me rhabillant, me nettoyant, me chérissant…

                J’ai laissé tomber mes complexes pour lécher de mes cylindres, si lourds, les vibreurs de Magny-Cours. Et j’ai repris goût à la vie. Je n’étais pas la plus belle, pas la plus vite, mais j’étais leur passion, la Venus de leurs nuits, une déesse surannée et immortelle. Et je me suis battue, admirablement emmenée par la paire Lascoux-Zablot qui ne m’avait pourtant jamais vue avant ce week-end. 16ème sur la ligne d’arrivée.

                J’ai pleuré. J’ai burné, ultime outrage pour mes congénères, mais quand tu sors avec des plus jeunes, tu dois t’adapter... Puis je suis retournée dans leur école, et ils m’ont mis là, au milieu du grand hall, sans demander d’autorisation, juste parce qu’ils étaient fiers de moi. Pour la première fois depuis longtemps, ils me regardaient, ils m’aimaient. Marc, Edouard, Clément, et tous les autres…

A partir de 2007, les gamins ont commencé à me rendre de plus en plus performante, toujours à la débrouille et aux relations. Le Gros a négocié sa place sur ma selle en échange d’un moteur de R100RS, avec carbus de 40 et tout le toutime. Toinou et Pit avaient procédé à la greffe, mais après 200 bornes de rodage, j’ai été pris d’un mal de soupape. Culasse HS, à 3 jours de la course, j’avais si honte… Mais les mômes ne se sont pas dégonflés, et le jeudi soir, veille des essais, arrivaient de Saint Ouen et du bouclard Econoflat  la fameuse paire de culasse 40/40, si rare. L’étudiant qui avait fait le trajet en bécane chez nos sauveurs banlieusards m’a retrouvé après quelques heures de sommeil passées dans un coffre de bagnole. Et nous sommes repartis tous les deux vers 3 heures du mat, une fausse plaque d’immatriculation écrite au blanco sur le cul, pour faire les 300 derniers bornes de rodage dans la campagne locale. La course s’est passée à merveille, Manu Labussière m’amenant dans des chronos terribles, le Gros et son caractère de teigne tenant en respect nombre de mes concurrentes.

Cette année là, je me suis même offert un Moto Tour, moi qui n’avait plus voyagé depuis si longtemps. De Reims à Toulon, Vattier hurlant dans les spéciales, j’ai humé de mes KN les embruns normands, les bois du Forez, la pinède du Mont Faron. Venise ne m’aurait pas fait plus chavirer. Autour, ces dix sourires de sales gosses, séchant officiellement les cours pour me suivre sur tout le parcours. Une école de la vie, de la solidarité, accourant à mon chevet en Renault 4L lors de crevaison, jouant de la clé plate pour resserrer mes boulons. J’ai fini loin, mais personne ne m’en a voulu. Plus que la conquête, je les ai senti découvrir, frémir, et puis finalement aimer, dans l’exaltation et la fragilité démoniaque des premiers instants où le contact s’établi, où rien ne compte plus que l’autre. Attendre d’elle un signe, un son, et compter les minutes avant l’heure du rendez-vous, comme on égrène les secondes au départ d’une spéciale…

A partir de 2008, les choses ont vraiment changé, sous les coups de génie de Prép et Récu. J’avais une âme, mais ils me voulaient aussi à la hauteur de leurs fantasmes. Le moteur a d’abord commencé par remonter dans le cadre, pour gagner en garde au sol. Le châssis a été rigidifié en utilisant la boite et de malines biellettes, et j’ai eu droit à un lifting complet des fesses. En cherchant à me les raffermir encore plus, les gamins se sont dit qu’un amorto en Cantilever, ramenant les forces dans ma poutre centrale, permettrait de gagner sur tous les points : Poids, rigidité, accessibilité mécanique. Basé sur une épure de 900 SS injection, j’ai reçu un nouveau bras oscillant, un amorto EMC, des pattes de fixation et une boucle arrière minimaliste. Cette fois, j’allais être dans le coup. Avec mes beaux Dell’orto enfin réglés, des pièces en matériaux un peu plus noble que des morceaux de chaise, des commandes reculées, j’allais m’ouvrir les portes du succès, et certainement claquer le beignet à quelques pétasses liposucées. Mais mon nouveau cœur, chargé d’un vilo allégé, d’un kit Big Bore et de bielles sur mesure m’a pourtant fait défaut. Des casses aux essais deux années de suite, mais toujours des solutions grâce aux p’tits cons… Jusqu’à aller piquer un moulin complet sur la machine d’un spectateur compatissant, le samedi midi, avant de lui remettre dans le cadre le dimanche soir, 4 heures de course plus tard, pour qu’il puisse rentrer chez lui…

                Des années de développement, de nuits rachitiques, et des dizaines de mains posées sur mon corps consentant, avant cette victoire, en 2012 dans ma catégorie. Manu et François dessus, et moi, ronronnante, dessous. Pierre, Prép’, Guichou, Bizutmob, Mamat et toute la clique en bas du trône, avec une timbale dorée pour couronne. La réussite d’une équipe, plus pro, toujours aussi passionnée, et toujours aussi jeune.

                En 2013, les ambitions étaient du coup très grandes. Mais l’équipe toute nouvelle, des soucis électriques et l’impossibilité pour Manu de prendre part à la course ont bien failli sonner le glas. Pas qualifiée aux essais, les trois tours minimum dans une des qualifs s’étant arrêtés en même temps que le moteur. Finalement, j'ai été portée au départ grâce à un organisateur confiant, en dernière place sur la grille… Et puis, sur ma place en épis, j’ai aperçu 6 ans après ce grand con de Momo courir de nouveau vers moi, sous des trombes d’eau.

Poussé par l’envie d’un évadé qui retrouve son foyer, portée par de jeunes amoureux qui ont le sang pour seul encre et une page blanche pour poème à leur belle, je suis une fois de plus allée au bal, enivrée. Sous le déluge, la robe trempée pour mieux sentir le corps de l’autre, passant des bras de mon Papillon de dernière minute à ceux de François, plus expérimenté, tournant en rond à en perdre la tête devant un public absent... Jusqu’à ce que l’orchestre s’arrête, sous un soleil revenu.

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Et j'ai entendu que le Bol allait partir quelque part dans le sud, sur un circuit trop rapide pour moi. Alors on s’était dit que pour la dernière chez nous, en 2014, on sortirait le grand jeu...Mais je n’ai pu aller plus loin que le tour de chauffe de la 2ème manche. De l’huile partout. Incontinente. La jeunesse qui te rattrape. J’ai regardé les mines tristes de l’équipe, j’avais envie de pleurer avec eux, mais rien ne sortait à part de l’huile. Cet adieu raté… Mais je me suis mise à avancer, sans bruit. Poussée à tour de rôle par William, Julien et tous les autres, j’ai fait mon dernier tour de Magny-Cours par les voies de sécurité. Un adieu prenant, laissant les copines s’amuser du bon coté du muret. Le Bol d’Or est parti, et je suis retournée à ma place, au fond du garage. Dans le silence.

Fin

Mais à l’école, seuls les profs redoublent éternellement, et les jeunes affluent de tous bords. Une nouvelle génération chaque année, vivier séduisant pour cœur de Mémère délaissé. Des puceaux de la course sur route, qui ont trouvé intelligent de me faire franchir la Manche pour rejoindre Oliver’s Mount, un tracé routier déjanté, avec des arbres, des bosses, et des jonquilles. Après une année de découverte en 2016, ils m y ont ramené l’année d’après. Mais c’est cette fois le timing, et une heure trop tardive pour l’épreuve Classic du dimanche qui a failli avoir raison de moi. C’était la course ou le bateau pour rentrer à la maison, au choix. Mais je crois qu’après les essais, j’avais réussi à faire un peu de gringues aux Anglais… Sans trop négocier, ils m’ont fait une place sur la grille de départ de la catégorie Open, qui mélange toutes les machines, de la 250 à la 1000.

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Je me suis trouvée grosse et vieille face aux GSXR, ZX10R, et CBR. Mais qu’importe… J’avais mon cœur, ma voix rauque et suave pour faire transpirer la moustache des spectateurs, et j’ai tout donné. J’ai senti l’herbe caresser mes caches culbus, la terre encore humide, et les effluves d’une mer toute proche fouetter mon carénage. La Siprotec commençait sérieusement à mouiller mes carters, à en déborder même... Je savais mes entrailles fatiguées, mais c’était si bon ! Ce voyage, ces frontières, ces sauts légers et ces roues arrière endiablées… J’ai fini dernière mais heureuse, sous les acclamations d’un public surpris de me voir si virevoltante au milieu des petites jeunes. Mais mon cœur était trop fatigué pour pouvoir encore espérer…

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Mais une fois encore, c’était sans compter sur ces petits jeunes… BenJ et Kentinou ont su me ranimer, me redonner vie : coussinets, pistons, culasse, la totale, une vraie cure de jouvence en vue de la Spring Cup 2018. Mais à l’heure du départ, les caisses étaient vides. Plus une tune. Pas de solution. Alors, parce qu’il s’était dit qu’il ne garderait cette cartouche là qu’en cas de gros coup dur, l’autre con de Momo a fait une vidéo sur internet, pour demander un coup de main à ceux qui le souhaitaient. De l’argent est arrivé d’un peu partout en France, mais aussi de Guyane, et d’Allemagne. En 24h, la somme était réunie pour m’offrir mon voyage ! J’allais à nouveau voir l’Angleterre, mes jonquilles, et mes arbres fabuleux ! Mais, quand 10 jours avant la course la fédé anglaise a annoncé que la Spring Cup était annulée, j’en ai chialé. Billets de bateau réservés , l’argent qu’on nous avait donné presque tout dépensé dans ces réservations à la con… Pas abattu, BenJ a fini par piquer le Kangoo de son grand-père, m’a chargée avec Kentinou, et nous sommes tous les trois partis direction l’Irlande, et la Cookstown 100. Mais là-bas, personne ne nous attendait vraiment, la grille était déjà pleine, et c’est seulement à 3 minutes de la seule séance d’essais en Classic que l’organisateur a bien voulu de moi au départ. 5 tours pour convaincre, cinq tours pour se qualifier. Momo a soudé, puis m’a ramené au paddock, les bottes pleines d’huile… Je reste vieille, que veux-tu, et qu’est ce que je pisse, c’est comme ça…

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Mais j’étais qualifiée. Même la pluie du lendemain, une heure avant ma course, ne m’a pas démoralisée. J’étais en mission. J’en avais tellement chié, tellement chié… que je voulais réussir. Sur cette route séchante, purement irlandaise, j’ai pris le temps d’aller vite, et d’aller chercher cette 2ème place en course. Pas pour le podium qu’il n y a pas eu. Pas pour l’histoire non plus. Mais pour réussir finalement ce que sais faire de mieux depuis 12 ans : donner le sourire et du plaisir à une bande de mômes, dans une école, là-bas, dans un coin de la Nièvre.

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Texte : Mémère. Photos : Ses potes.

Commentaires

  • Robert Berthiaume

    1 Robert Berthiaume Le 19/05/2018

    Superbe récit Morgan, on sent l’émotion et l’essence dans cette histoire. A plus.

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